LE CINEMA DE LA TRANSGRESSION


LE CINEMA DE LA TRANSGRESSION


La scène musicale no wave naît dans le New York City post-hippie de fin 70 : la ville est pauvre, sale et dangereuse, mais permet alors, avec ses immeubles abandonnés ou ses loyers très bon marché, à de jeunes artistes sans le sous de venir s’installer downtown. Voient alors le jour de nombreux groupes comme James Chance & the Contortions, Teenage Jesus & the Jerks, DNA... qui, pour vulgariser la démarche, cherchent plus à faire du bruit, déconstruire le carcan dans lequel la musique est enfermée, plutôt qu'à le polir. 

Se développe autour et à l’intérieur même de cette scène, de courte durée mais prolifique, un nouveau cinéma, qualifié lui aussi de no wave, avec pour représentants James Nares, John Luhrie, Vivienne Dick, ou encore Beth et Scott B. 
Ces derniers font à ce moment-là partie du Colab, groupe de projets collaboratifs rassemblant plusieurs artistes évoluant dans différentes disciplines (théâtre, performances, cinéma, magazines et autres médias).
Le Colab trouve ses racines dans la Green Corporation, qui est le premier nom donné à l’organisation à la suite d’un meeting au cours duquel de jeunes artistes new- yorkais se rassemblent afin de discuter de la manière dont ils peuvent travailler ensemble, et des lieux à exploiter pour cela. Après la sortie du premier numéro du X Motion Picture Magazine, traitant de ce premier meeting, ils décident d’organiser ces rassemblements de façon régulière. Ainsi, la Green Corp. change de nom (ce dernier étant déjà utilisé par un autre organisme new-yorkais) pour devenir le Colab et démarre ses activités aux alentours de 1977/1978 et ce jusqu’en 1986. Parmi elles, des émissions hebdomadaires sur le câble dans lesquelles on diffuse des films indépendants: All Color News en 1978 (une variante des news télévisées), Potato Wolf (des programmes de fiction) de 1979 à 1986, et Red Curtains (des programmes de fictions et autres) de 1979 à 1983.

Ces films sont considérés comme une manière de réagir à la nature « abstraite » de certains autres courts métrages. Basés sur une intrigue purement inventée, ils sont courts, drôles, réalisés rapidement et sans moyens financiers, en Super 8. Les acteurs sont issus de sources variées, comme de la scène d’avant-garde new-yorkaise, mais la plupart sont les réalisateurs eux-mêmes, ainsi que les musiciens de la scène no wave.
Parmi les films notables de cette période, on trouve Rome 78 de James Nares, revisitant le déclin de l’empire romain version NYC et troupes de musiciens no wave vêtus de toges. Nares fait un parallèle entre ce qu’il se passe dans la ville aux alentours de 78 et l’effondrement de l’empire romain : « plus personne n’avait d’argent, New York était devenu un endroit plein de désespoir. »[1].

The Blank Generation, documentaire
 d’Amos Poe et Ivan Kral sorti en 1976, 
fait quant à lui figure de précurseur du 
cinéma no wave. Il s’agit de 
prestations lives filmées dans les
 70s au 
CBGB’s, avec des groupes comme 
Talking Heads, Blondie, Television ou
 The Ramones, illustrant les débuts du
 punk à New York.

Les œuvres d’Amos Poe et du Colab engendrent alors une nouvelle génération de réalisateurs à New York, fondateurs d’un mouvement qu’ils appellent eux-mêmes le cinéma de la transgression.
 
Dans la lignée du courant no wave, mais également inspirés par l'esthétique "trash" de John Water ou le concept d'expanded cinema de Warhol, ils rejettent à la fois leurs prédécesseurs mais également le cinéma « d’école » : "Si ce n'est pas transgressif, ce n'est pas underground. Il faut mettre en danger le statu quo en agissant de manière surprenante, au lieu de se contenter d'imiter ce qui a déjà été fait" (Nick Zedd). 
Les porte-voix de ce cinéma de la transgression, parmi lesquels Richard Kern et Nick Zedd (qui écrira le Manifeste du cinéma de la transgression), entendent briser les tabous de leur époque, afin de libérer les esprits de la religion, de la tradition ou de toute autre forme d’autorité qui pourrait entraver l’élévation intellectuelle. Considérant le cinéma d’école comme ennuyeux, ils refusent ouvertement sa démarche créative qui a, selon eux, légitimé de très mauvais films. Les cinéastes de la transgression militent pour la désacralisation des systèmes de valeurs de la société dans laquelle ils vivent et proposent une remise en question aussi bien  politique, que sexuelle ou esthétique, tout en allant bien au-delà des limites prescrites par le bon goût et la bienséance. Le cinéma de la transgression doit choquer car « tout film qui ne choque pas ne vaut pas la peine d’être vu »[2].

Ainsi, de nombreux courts sont tournés dans les 80s, des productions super-low-budget, mettant en scène, tout comme le cinéma no wave, les réalisateurs eux-mêmes ainsi que divers artistes et musiciens issus de la scène no wave. Parmi eux, Lydia Lunch fait figure de monument en tant que contributrice du courant : elle jouera dans plusieurs films de Zedd et Kern, participera même à l’écriture de certains de leurs scénarios ou encore en composera la bande-son.

! ATTENTION SPOILERS !
Richard Kern nous montre dans Fingered (1986) 
une femme (Lydia Lunch,
ayant aussi coécrit le
scénario) qui prend plaisir à 
la prostitution et au viol –
aussi bien subi que pratiqué – et à la violence,
tout en y évoquant le 
féminisme (elle 
ne cesse de répliquer aux remarques et comportements machistes de son partenaire) ; dans You killed me first (1985), une adolescente rebelle qui, ne supportant plus la morale puritaine de ses parents et de sa sœur, commet un parricide très sanglant au cours d’un dîner familial.
Police State (1987) de Nick Zedd donne à voir l’exercice et l’abus de pouvoir de la police (et, par extension, de l’Etat) sur les individus, en particulier lorsqu’ils refusent de se conformer : le personnage principal (interprété par Zedd lui-même) est arrêté pour son comportement soi-disant louche qu’un agent de police assimile à celui d’un junkie ou d’une « tapette », et qui après avoir été plusieurs fois passé à tabac au sein même du commissariat, finit par se faire couper le sexe à la cisaille par un des policiers. Police State est une critique violente non dissimulée de «l’état policier», de l’homophobie et du racisme.


Si 30 ans plus tard, alors que des gens se font sodomiser par des chiens à la télévision, il semble un peu naïf de penser que le cinéma puisse encore être transgressif, ces films n’en abordaient pas moins, à l’époque, des thématiques - de déviances sexuelles à certaines pulsions morbides en passant par des principes pouvant être apparentés à l’anarchisme individualiste - qui les ont aussitôt marginalisés. Aussi, il revient, pour capter tout l’intérêt que représente le cinéma de la transgression, de le replacer dans son contexte.
  
Le cinéma de la transgression est un cinéma direct, à la fois drôle et sordide, qui fut un véritable vivier d’expérimentations esthétiques et de réflexions politiques et sociales, qui inspire aujourd’hui encore le cinéma indépendant et underground.


Lydia Lunch et Marty Nation dans Fingered (1986)






[1] D’après l’ouvrage No Wave, post-punk, underground, New York, 1976-1980
[2] D’après le Manifeste du cinéma de la transgression


A lire :
Le manifeste du cinéma de la transgression et un article intéressant : 

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